Extraits des interviews réalisées par Suleyman Kuş (SK) de Göç.com  à plusieurs personnes résidant dans ce camp, 13 novembre 2022.

Environ 70 personnes vivent à Presinge Camp dans le canton de Genève, dans des conditions difficiles. Les réfugiés s’organisent pour demander des améliorations, et ont recours à l’art – l’artivisme ( « Initiative Nammou » ) — pour exprimer leurs préoccupations. Les préoccupations fondamentales qui ont trait à la vétusté du bâtiment n’ont pas été satisfaites, et il y a eu des pressions pour briser leur volonté d’agir collectivement. Récemment il y a eu des améliorations concernant le nettoyage, et l’installation de douches séparées pour les hommes et les femmes, mais d’autres problèmes subsistent. Une pétition signée par 90% des résidents du camp a été envoyée à l’Hospice général le 14 août dernier. Un documentaire sur ce camp sera projeté le 10 décembre 2022, journée des droits humains.  [Ce texte a été édité par Greycells pour faciliter la lecture].

SK– : Bonjour. Vous vivez au camp Genève Presinge Foyer sous le nom d’Initiative Nammou. Vous avez commencé à partager vos problèmes avec le public. Pourriez-vous expliquer la situation et les principaux problèmes pour les lecteurs de Göç.com ?

—– Certains problèmes fondamentaux rencontrés dans le camp il y a environ un an à Genève ont été discutés avec la direction du camp, qui a déclaré les avoir transmis aux autorités compétentes. Nous leur avons patiemment rappelé pendant 6 mois et attendu une réponse ou une solution. Dans la foulée, les toilettes de la salle de bain étaient insuffisantes, réparées trop tard, le froid et le chauffage insuffisant à cause des fenêtres, des personnes malades, des clôtures électriques trop près de l’aire de jeux pour enfants, l’arrêt de bus etc., mais les responsables étaient insensibles à nos demandes purement humanitaires. Puis ils ont dit : « Comme c’est un vieux bâtiment, nous ne pouvons rien faire ». Nous voulions donc parler au chef. Mais le chef a dit que nos demandes n’étaient pas nécessaires, Pouvez-vous imaginer la situation ! Dans un esprit démocratique, nous avons lancé une campagne de signatures auprès des réfugiés dans le camp. La majeure partie d’entre eux ont signé la pétition, qui a été envoyée aux institutions compétentes. Pendant ce temps, la pression qu’elles exercent pour intimider les gens s’est aggravée. Un agent de sécurité est allé au-delà de ses limites, injuriant un de nos amis, proférant des menaces, et nous avons enregistré cela par téléphone. Nous avons diffusé les vidéos et les photos illustrant notre situation avec plusieurs associations. Des responsables sont revenus, ont visité le camp et ont dit qu’ils voulaient initier des projets communs avec les réfugiés. Face à cette évolution vers une ligne de conduite collective, nous avons rencontré le gestionnaire responsable du logement. Le chef en charge des matériels a tenu une réunion avec les résidents du camp. La plupart des gens du camp ont assisté à la réunion. Une Suissesse bénévole envoyée par une association locale, « Trois Chênes Accueil », n’a pas été autorisée par les responsables du camp à participer à cette rencontre pour trouver des solutions aux problèmes. (…)

—- En tant que femme, j’ai vécu dans ce camp avec ma fille pendant dix mois, c’est loin de la ville et le camp est très vieux. J’ai eu beaucoup de problèmes. La fenêtre de ma chambre a été fermée pendant 40 jours à cause des problèmes de chauffage de l’immeuble. Il y a des problèmes d’hygiène, très peu d’activités pour les enfants, manque d’aire de jeux et de salle de sport, pas de machine à laver, peu de nettoyage dans la cuisine, la salle de bain et les toilettes sont utilisées par un grand nombre de personnes. Les chambres et la cuisine sont pleines de mouches et de moustiques, et il y a même de rats dans la cuisine. La situation dans laquelle je me trouvais me déprimait. C’était tellement dur pour moi et pour ma fille. Les bras et les jambes de mon enfant ont toujours été douloureux à cause des piqûres de mouches. J’ai dû acheter moi-même des crèmes anti-mouches chères pour mon enfant. Nous avons recueilli des signatures, presque tout le camp a signé. Certains responsables ne sont venus parler des problèmes qu’après trois mois. Ce fut une réunion infructueuse, il n’y a pas eu de changements. Notre Initiative Nammou a été créée pour dénoncer et résoudre les problèmes des personnes vivant dans le camp, et pour communiquer quotidiennement avec les immigrants. C’est une initiative spontanée ouverte à toute forme de coopération. Le corbeau est le symbole de notre unité, il est le symbole de l’intelligence, c’est une créature sociale et solidaire.

SK–: Il semble d’après vos publications que la direction du camp (Hospice) est en général  distraite, et ignore les problèmes. Les promesses ne sont pas maintenues et il y a eu parfois recours au harcèlement psychologique… Quelle a été votre réaction face à cette situation ?

—-: Bien sûr, dès le début, nous avons collectivement réclamé nos droits, dans le cadre des droits de l’homme. Ce n’était pas l’attitude à laquelle ils étaient habitués. C’est pourquoi ils l’ont mal pris. Pour ne pas voir qu’il existe un regard discriminatoire, condescendant, humiliant envers les réfugiés, les demandeurs d’asile et les immigrés, Il faut être aveugle ou partial. Peu de temps après, j’ai été victime d’attaques liées à la sécurité. Il y a eu des provocations. Donc je fais de la musique depuis un an. La sécurité n’était jamais venue dans ma chambre jusqu’au moment où parlé au chef et j’ai dit que nous allions revendiquer nos droits. Il m’a dit de ne pas faire de musique à midi. Un de nos amis afghans n’a pas pu obtenir de rendez-vous avec son assistant pendant près d’un an. Mais avec l’agent de sécurité ils ont pris rendez-vous 2 fois en 1 semaine et l’ont menacé parce qu’il filmait. Nous vous enverrons en Afghanistan, ils ont dit, et ils nous ont voulu nous intimider en disant notre permis de séjour serait en danger. Il y avait des familles afghanes qui nous soutenaient. Avec leurs enfants, ils les ont tous envoyé au gîte ou à la maison, dans le but d’isoler la résistance. Bien sûr nous avons réagi en étant plus unis, en utilisant davantage le pouvoir de l’art, et en intensifiant nos demandes. Qu’avons-nous fait ? L’Initiative Nammou a organisé des actions de protestation lors de fêtes locales et des concerts. Nous avons commencé à avancer. Nous avons fait des projets. Nos conditions de vie sont transmises au public à travers toutes les activités artistiques auxquelles nous participons. (…) Nous utilisons les mécanismes de la démocratie. C’est pourquoi nous allons continuer. Nous pouvons résoudre ces problèmes avec notre propre action. Nous continuerons à nous efforcer de trouver une solution.

S.K–: Il y a de nombreuses institutions culturelles et politiques d’origine turque en Suisse, qui s’intéressent aux droits de l’homme et des immigrés. Il existe différents groupes. Dans votre cas, avez-vous obtenu le soutien que vous attendiez d’eux ? Quel genre de soutien attends-tu?

—-:En fait, bien que nous ayons contacté de nombreuses associations d’origine turque, il n’y a pas eu de retour sérieux. Malheureusement. Comme certaines autres associations européennes, ils nous voient comme des jeunes anarchistes qui s’agitent et ils ne comprennent pas. Les associations kurdes ont un autre regard. Selon les immigrés qui sont ici depuis plusieurs années, les conditions étaient pires lorsqu’ils sont arrivés, et ils les ont acceptées. Il y en a qui essaient de donner un sens et de minimiser la situation. D’autres groupes de réfugiés, IHDD, Pangea-collective et Rota Organisations sont actifs et ont été contactés. Bien que nous ne le ressentions pas très concrètement, nous avons fait un travail en ligne et dans les médias sociaux, nous espérons que nous le développerons davantage. Certaines associations suisses à Genève sont venues et ont constaté la situation. Trois associations n’en revenaient pas que cela se passe à Genève. Nous nous sommes mis d’accord sur des projets communs avec eux et avons fait des plans. Nous avons également compris qu’il ne fallait pas s’attendre à un grand soutien extérieur. Nous allons résoudre le problème. Nous le résoudrons avec notre propre pouvoir et de notre propre initiative. Nous n’avons pas assez d’expérience dans le fonctionnement des institutions et des processus bureaucratiques sociaux. (…)

S.K–:Vous avez créé l’Initiative Nammou en vous réunissant avec des personnes sensibles vivant dans le camp. Pouvez-vous expliquer le nom Nammou et son symbole, le corbeau ?

—- : Le mot « Nammou » signifie la maison de l’âme en sanskrit, l’une des plus anciennes langues indo-européennes. Dans la mythologie mésopotamienne, cela signifie la déesse de la mer qui a donné naissance à deux grandes montagnes et a commencé la vie. Les gens montrent leur délicatesse émotionnelle et spirituelle, leur intuition naturelle et leur approche de la vie urbaine divisée en groupes d’intérêt. On pense qu’elle est montée au ciel parce qu’elle a perdu la vie et qu’elle descendra un jour sur terre pour éveiller ces capacités. Alors que de nombreux mahdis viennent sauver le monde avec une armée de guerre et de destruction, Nammou, au contraire, aspire à un éveil spirituel. Initiative Nammou est composée principalement d’enfants, de jeunes et de femmes du camp. Nous avons organisé plusieurs activités ensemble. Certains ont pris des photos et des vidéos, certains ont cuisiné, participé à l’organisation, certains ont joué des instruments, un autre a prononcé un discours… C’est un groupe “spontané” où chacun participe volontairement. Nous sommes des personnes sensibles qui cherchent des solutions en contactant des personnes dans d’autres camps à Genève. Le groupe n’est pas seulement composé de personnes qui vivent dans le camp. Nous voulons faire des projets avec les étudiants du département cinéma sur les problèmes rencontrés par les réfugiés. Nous sommes également en contact avec des salariés actifs de certaines associations locales. Bref, les réfugiés veulent tisser un processus progressiste en formant des groupes “spontanés” d’étudiants universitaires, d’artistes et de militants. Nous voulons stimuler le sens de l’empathie de la société et affecter sa conscience.

—-: Quant à notre symbole, le corbeau : nous avons un jeune ami corbeau qui nous rend visite fréquemment depuis cinq mois, ici. Nous avons alors commencé à observer sa vie, la communication entre les corbeaux. Les conditions de vie du camp se prêtent très bien à cette comparaison. Nous avons également regardé des documentaires, cherché des proverbes et étudié la mythologie. Les corbeaux sont des créatures vraiment intéressantes. Par exemple, lorsqu’un bébé corbeau tombe, non seulement sa mère, mais tous les corbeaux qui l’entourent se précipitent pour l’aider. Ils ont une bonne mémoire visuelle, ils sont capables de défense collective et d’attaques contre les prédateurs tels que les faucons. Ce sont des créatures puissantes qui peuvent être aussi intelligentes qu’un enfant de six ans. En plus de cela, le corbeau est également marginalisé ; il est noir! (En réalité, si vous regardez attentivement un corbeau, il y a des couleurs violettes, bleues et oranges parmi ses plumes : on peut choisir). Nous avons vu le corbeau qui est venu dans notre chambre comme un réfugié. Nous avons vu le réflexe social des corbeaux comme un exemple pour nous : ils protégeant tous ensemble l’avenir d’un bébé tombé à terre, en tenant compte de ses besoins physiques et spirituels. Nous avons dit que nous pouvions protéger les enfants des traumatismes de la vie de réfugié. Avons-nous fait du mal en venant ? Du point de vue des enfants, ils n’ont pas décidé de venir ici eux-mêmes, mais ils sont ici et ils pourront prendre des décisions à l’avenir. Ce que nous pouvons faire, c’est lutter pour qu’ils acquièrent une culture de la vie humaine. Défendre les droits des personnes, les valeurs morales et culturelles, soutenir les talents des enfants et inviter chacun à un avenir commun plus libre, plus solidaire… L’Initiative Nammou s’inscrit en partie dans cette vision. Elle  a été créée parce qu’il y a des mères parmi nous, et elles l’ont bien compris. Alors notre symbole est un corbeau activiste. Les corneilles et les corbeaux envoient des cris vers le ciel en temps de danger et se rassemblent. Nous aussi nous crierons, mais ce sera un cri esthétique, alimenté par la voix sensible et guérisseuse de l’art. Nous voulons évoluer dans une perspective d’art-thérapie, d’ethno-thérapie, de trauma-thérapie. Parce que c’est nous qui vivons ces traumatismes et nous en avons besoin. Les meilleures solutions pour cela devraient également venir de nous.

S.K— : Quelle feuille de route comptez-vous suivre désormais ?

—— : Ce sera une continuation de ce que nous avons essayé de faire jusqu’à présent : la rythmo-thérapie avec des enfants et d’autres activités artistiques culturelles, activités sociales liées aux femmes, associations sur les questions des camps. Nous allons les diffuser afin de développer la solidarité. Et le 10 décembre, Journée mondiale des droits de l’homme, nous voulons organiser un festival. En plus d’un court métrage que nous avons préparé, il y aura des vidéos d’interviews, de la musique, de la peinture, de la poésie. Nous rêvons d’un événement où les goûts et les couleurs ethniques prendront également place. De nombreux arts permettront aux réfugiés d’exposer leurs oeuvres pour une vie plus juste et meilleure. Nous avons également une feuille de route et un rêve pour réaliser une modeste organisation. Nous souhaitons une diffusion multilingue dans un environnement européen grouillant de réfugiés qui nous concernent. Au plaisir de vous rencontrer à cette occasion, merci.

*Artivisme : Il s’agit d’une compréhension militante de l’art, basée sur l’activisme, visant à sortir le public de son inertie. L’art rebelle des zapatistes, l’art communautaire des muralistes, l’art colérique des féministes, la vie comme l’art festif de collectifs déterminés à ré-enchanter, etc. Contre la publicité et la privatisation des espaces publics nous faisons une résistance esthétique. Critical Art Ensemble, Les Guerrilla Girls, Steven Cohen, Reclaim the Streets, Reverend Billy etc. et d’autres courants font partie de ce cadre. (Source : www.editionsalternatives.com) “L’artiviste (artiste + activiste) utilise ses talents artistiques pour combattre l’injustice et l’oppression – par tous les moyens nécessaires, et l’utilise pour se battre. Artivist consacre son engagement à la liberté et à la justice avec le crayon, la lentille, le pinceau, le son, le corps et l’imagination. L’artiviste sait que l’observation est un must. ” (Source: M.K. Asante’s It’s Bigger Extrait du livre Than Hip Hop.) • Interview : Süleyman Kuş