
Les crimes au Darfour devant la justice internationale
Yves Beigbeder
Mai 2022
Le premier témoignage sur lequel le procureur de la Cour pénale internationale (CPI) s’est appuyé à l’ouverture du procès d’Ali Mohamed Ali Abdelrahman, l’ancien chef de la milice des Janjawids, le 5 avril, en rappelant que « ce n’est que l’une des tragédies humaines qu’a connue le Darfour ». C’est l’histoire d’un jeune garçon qui a vu sa mère tuée à bout portant alors qu’elle allaitait un enfant de 4-5 mois. Aujourd’hui adulte, il viendra déposer dans les prochains mois devant la Cour, presque vingt ans après les crimes.
A La Haye, l’ex-milicien soudanais doit répondre de crimes contre l’humanité et de crimes de guerre pour des meurtre, des tortures, des viols, des pillages et d’autres crimes commis en 2003 et 2004 dans l’ouest du Darfour. C’est le premier procès international engagé pour les atrocités commises dans cette région du Soudan où, selon l’ONU, la guerre opposant la dictature du président soudanais Omar Al-Bachir à une rébellion aurait fait 300 000 morts, et 2,5 millions de déplacés.
Une politique planifiée
Selon le procureur, l’ancien chef des Janjawids aurait participé à une politique criminelle » planifiée par le pouvoir à Khartoum , destinés à mater les groupes rebelles. Mais à 72 ans, l’accusé juge que le procureur lui a taillé un costume trop large : « je suis innocent de toutes ces charges ». Il nie être Ali Kushayb, qui serait son nom de guerre, selon son avocat, Cyril Laucci, il est un « simple citoyen soudanais de la tribu des Ta’aisha, qui tenait une pharmacie à Garsila en 2003 avant de rejoindre un centre de formation de la réserve de la police en 2004 » et « pas l’un de ces diables à cheval ». Ces miliciens attaquaient les villages à l’aube avec les forces soudanaises provoquant une caravane de personnes fuyant les attaques vers un futur incertain et imprévisible, a rappelé Karim Khan, le procureur de la CPI.
Dans son mémoire d’avant procès, l’accusation évoque des documents, un plan écrit, selon lequel les Janjawids ont été recrutés pour imposer « un contrôle sur tous les villages et les régions auxquels appartiennent les chefs rebelles. Ils ont été entraînés, armés et financés par le régime de Khartoum. Pour preuve, estime l’accusation, les salaires de certains de ces guerriers virés sur leur compte par le ministère des finances et de l’intérieur « du mil et de l’argent » étaient parfois versés par l’intermédiaire des bureaux régionaux de la zakat, l’impôt caritatif islamique de l’association des éleveurs du Darfour occidental.
Dans ses campagnes au service d’Omar Al-Bachir, le dictateur renversé en 2019, l’accusé n’a pas seulement donné des ordres, il a aussi participé aux opérations. Le procureur a évoqué l’exécution de cinq enfants, âgés de 5 à 12 ans, des orphelins, sous les yeux d’un homme qui implorait la clémence des miliciens. L’accusé aurait ensuite autorisé le vieil homme à prier, mais quand il a fini sa prière, ils l’ont fini, a raconté un témoin aux enquêteurs du procureur.
Marques infligées à la hache
M. Khan a aussi évoqué les viols « délibérément infligés » par les miliciens. Il a pioché dans les nombreux témoignages de victimes âgées de 10 à 15 ans enlevées, dénudées, allongées à terre, violées. Ou encore ces femmes et ces filles qui, des mois après le drame, se suicident. Sont aussi évoquées les tortures infligées aux détenus. Certains ont eu leurs oreilles coupées, a dit le procureur, et l’accusé était là. A l’adresse des trois juges, le procureur prévient : « vous verrez ces brûlures », certaines dues à du plastique fondu sur la peau des victimes », « vous verrez ces marques infligées à la hache sur les corps des survivants. Leurs cicatrices seront des pièces à conviction. » Dans les prochains mois, le procureur entend appeler une centaine de témoins à la barre.
Mais les juges lui ont demandé de limiter les auditions pour accélérer l’affaire, qui, au rythme actuel, devrait durer près de trois ans. Mr.Khan s’est aussi attardé sur les souffrances des survivants, qui paient encore les conséquences des crimes, vivant dans des camps au Darfour ou au Tchad. « Avec votre permission, Mme la présidente a-t-il dit à la juge Joanna Korner, je voudrais souligner qu’ils ne sont pas oubliés. Vous apprendrez ce qu’il s’est passé à travers leurs yeux ».
L’audience a été retransmise par la télévision d’Etat et diffusée sur des écrans géants dans des camps de réfugiés au Darfour : « A l’issue de ce procès, les premières gouttes de justice tomberont sur ce désert d’impunité au Darfour » a promis le procureur.
Après l’audience, au cours d’une rapide conférence de presse, le Britannique a rappelé qu’il était prêt à refermer le dossier du Darfour, mais ne pourrait le faire que, lorsque les quatre derniers suspects visés par un mandat d’arrêt de la Cour auraient été livrés. Parmi eux, l’ancien président Al-Bachir, aujourd’hui incarcéré dans la capitale soudanaise. Les militaires qui se sont emparés du pouvoir à Khartoum en octobre 2021, Abdel Fattah Abdelrahman Al-Bourhane et le général Mohammed Hamdan Daglo, dit Hemetti, pourraient y voir l’avantage de ne plus être potentiellement menacés par la justice internationale. (Le Monde, 7 avril).