
“Punir Poutine ou punir la Russie ?
Yves Beigbeder
Janvier 2023
Il y a eu un moment difficile, le 10 septembre à Kiev, à la fin d’une conférence de haut niveau sur l’Ukraine, Yalta European Strategy, organisée par la Fondation Victor Pinchuk. Le ministre de la défense ukrainien, Oleksil Reznikov, était à la tribune, presque exubérant ; la contre-offensive des forces ukrainiennes commençait à progresser de façon spectaculaire sur le front et l’on débattait de la forme que pourrait prendre une victoire sur la Russie.
L’ancien ambassadeur allemand Wolfgang Ishinger, longtemps président de la Conférence de Münich sur la sécurité, s’est levé et a suggéré qu’on pense, au-delà de la victoire, à organiser la paix. Il a cité l’exemple de son pays vaincu en 1945, mais invité à peine quelques années plus tard, à rejoindre ceux qui sont aujourd’hui ses alliés. Réflechissons
aussi, a-t-il avancé, « à la réconciliation ».
Un froid poli a accuelli sa proposition. Puis l’ex-présidente d’Estonie, Kersti Kaljulaid, s’est levée à son tour et l’a gentiment mais fermement recadré. « Ce que vous décrivez, a-t-elle dit, s’est passé après que l’Allemagne a été jugée à Nuremberg. C’est l’erreur qui a été commise avec l’Union Soviétique. Les Soviétiques n’ont jamais eu à répondre de ce qu’ils ont fait- et c’est pourquoi on se trouve aujourd’hui dans une telle situation. L’Allemagne a fait ce qu’il fallait faire et j’espère maintenant que la Russie suivra ce chemin ».
Tonnerre d’applaudissements dans la salle.
La question de l’accusé
En quelques phrases, Mme Kaljukaid venait de résumer un sentiment qui monte parmi les élites ukrainiennes, mais aussi polonaises et baltes. Dans cette guerre lancée le 24 février par la Russie contre l’Ukraine, une victoire militaire sur l’agresseur ne suffira pas. Il faudra bien sûr imposer des réparations. Il faudra aussi que la justice internationale fasse son œuvre, puisque le droit international a été violé ; le débat fait déjà rage entre le recours à la Cour pénale internationale, que les Etats-Unis ne reconnaissent pas et la création d’un tribunal spécial chargé de juger le crime d’agression promu par Philippe Sands, entre autres. Mais au-delà de la procédure, la question posée dans ces pays qui ont été victimes de l’URSS ou de ses héritiers, la Russie, voire des deux, comme l’Ukraine, est celle de l’accusé.
Est-ce Vladimir Poutine qui dirige la Russie d’une main ferme depuis 22 ans ? Est-ce son équipe ? Est-ce le système ? Est-ce la Russie ? Ou bien est-ce la population, qui, autant que l’on puisse croire les enquêtes d’opinion, soutient majoritairement cette guerre ? Cette guerre souvent qualifiée de coloniale ou impériale, cette guerre est-elle la guerre de Poutine, ou la guerre de la Russie ?
C’est ici que le très complexe problème de la responsabilité collective est soulevé. Il a déjà été abordé au moment de la récente tentative des pays de l’UE géographiquement les plus proches de la Russie d’imposer une interdiction générale de visas aux citoyens russes. Rejetant cette approche collective, Berlin et Paris, notamment, ont négocié un compromis – provisoire- avec leurs partenaires.
A Kiev, le week-end dernier, les dirigeants ukrainiens sont revenus à la charge, » tous les russes doivent payer, pas seulement le leadership » a estimé Andry Yermak, le bras droit du président Volodymir Zelensky, à propos des visas. « Il y a du soutien populaire pour cette guerre en Russie. Les gens sont zombifiés par la télévision, Il faut qu’ils ressentent cela. Soyons honnête, tous les Russes ont quelque chose à voir avec ce qui se passe en Ukraine. Certains ont du sang sur les mains. D’autres soutiennent la guerre par leur silence ».
Un autre influent conseiller présidentiel, Mykhaïlo Podoliac, voit plus loin : « Nous concluons un cycle qui a été laissé ouvert dans les années 1990. Il n’y a pas eu de repentance du réexamen du passé comme en Europe centrale. » La Russie a choisi de figer la situation après Eltsine (président de 1990 à 1991). Cette absence de travail critique a débouché sur le revanchisme : « la démocratie est impossible sans repentance.
Nous devons gagner pour que les Russes s’engagent sur la voie du repentir ». Repentance, le mot est lancé et le parallèle avec l’Allemagne post-nazi établi. Contrairement à l’Allemagne, la Russie n’a pas dit « plus jamais ». Et tant qu’elle ne l’a pas dit, ses voisins assurent ne pas se sentir en sécurité : « En fait, votre victoire, ce sera le changement de régime à Moscou » dit aux Ukrainiens l’ancien ministre des affaires étrangères polonaise Radovlaw Sikorski.
Culpabilité et responsabilité
Un changement de régime et un changement de société, tant les racines sont profondes. Les Ukrainiens qui ont eux-mêmes un travail à faire sur l’Histoire, comme le soulignait le cinéaste Sergei Loznitsa dans Le Monde, ne sont pas les seuls à le dire.
Pour l’historien français Nicolas Werth, auteur de Poutine, historien-en-chef, « le récit national construit par Poutine n’a pas été imposé d’en haut. Il a incontestablement répondu aux attentes d’une société désorientée qui avait perdu tous ses repères à la suite de l’effondrement du système soviétique. De même, l’historien et philosophe polonais Mark Cichocki « ne considère pas que Poutine est la personne qui a créé la Russie actuelle. C’est la Russie qui a créé Poutine. Il est le produit d’une triste évolution de l’Etat et de la société russe. Dans ce sens, les Russes ont un certain niveau de responsabilité. Ce n’est pas seulement la guerre de Poutine.
Si tout le monde est coupable, personne n’est coupable, écrivait Hannah Arendt. La culpabilité, soulignait la philosophe, est personnelle et se réfère à des actes, à la différence de la responsabilité. Sur la Russie, le débat est ouvert : très loin déjà, du souci parfois exprimé (en particulier par Emmanuel Macron, accusé de complaisance) d’éviter l’humiliation. (Le Monde, 15 septembre 2022).”