Guerre en Ukraine : la tentation de l’apocalypse

Yves Beigbeder

Novembre 2022

Il est bien vu depuis quelque temps de tourner en dérision les menaces de Vladimir Poutine qui envisage ouvertement de faire usage de l’arme nucléaire. Poutine bluffe et serait entravé, s’il le faut, par les grandes figures de son régime qui seraient hypnotisées par la possibilité d’un dénouement apocalyptique de la guerre en Ukraine. Les malins ajoutent qu’il s’agirait seulement d’armes nucléaires tactiques, croyant par la même se faire rassurants, sans voir qu’une fois la porte des enfers ouverte, on ne sait jamais ce qui en sortira et comment on la refermera.

D’autres nous expliquent que la doctrine stratégique russe circonscrit l’usage de l’arme nucléaire à la défense du territoire national en feignant d’oublier que Poutine désormais considère que les territoires ukrainiens annexés par référendum en font partie.

Les Occidentaux peuvent bien ne pas reconnaitre ces référendums, mais comme Poutine les a reconnus et considère qu’on attaque désormais la Russie en cherchant à reconquérir ces régions, il pourrait réagir selon ce que sa doctrine lui prescrit et permet. S’il juge qu’on l’attaque chez lui et traite ceux qui s’associent à cette offensive comme des cobelligérants actifs, nous serions en guerre ouverte contre la Russie.

Mais l’appel à la prudence passe désormais pour le masque de la lâcheté. On y voit le souvenir de Münich, qui continue à nous hanter à près d’un siècle de distance. Ce souvenir en est peut-être venu à déformer notre vision des relations internationales, en disqualifiant la paix obtenue par des compromis, pour nous convaincre que la seule paix possible, et surtout légitime, repose sur la neutralisation des régimes toxiques, entreprise qui vire souvent au désastre. Surtout, à l’échelle de l’histoire, la paix prend plus souvent le visage du compromis que de la réconciliation autour d’une commune vision du monde, et exige des sacrifices de part et d’autre. Elle est souvent faite de concessions territoriales d’ailleurs. Elle relève de l’équilibre, obtenu par la négociation.

On a certainement abusé, depuis six mois, du concept de montée aux extrêmes, associé à Clausewitz. Il n’en demeure pas moins essentiel. Hobbes faisait de la peur de la mort violente la passion politique première, commandant toutes les autres. Elle s’applique aussi aux autocrates et aux Etats. Les premiers, s’ils se sentent fragilisés et se croient condamnés à la potence si leur régime s’effondre, peuvent se jeter dans l’abime, en pariant sur leur capacité à surprendre leurs ennemis par un ultime sursaut déstabilisant. Les seconds ne supportent pas l’humiliation, surtout s’ils sont habités par la nostalgie, ou l’orgueil de la puissance, et peuvent, l’histoire nous l’apprend, se radicaliser dans l’espoir d’éviter l’effondrement.

On revient alors à l’idée d’une paix d’équilibre, tenant compte de la représentation que chaque Etat se fait de lui-même. L’empire occidental, qui ne se reconnait pas comme tel, est habité par la tentation de la souveraineté universelle : les mêmes normes, règles et valeurs commandent la marche du monde. L’empire russe est un empire territorial ancré dans une définition multipolaire mais limitée du système international. Il n’entend pas s’étendre sur toute la planète, mais être le souverain incontesté sur le coin du monde sur lequel il a des prétentions. Par définition, ces deux aspirations peuvent être appelées à se confronter.

Il ne faudrait pas toutefois que la compréhension de la psychologie de tous les protagonistes du présent conflit vire à une forme de sympathie larvée pour Poutine. Qu’il faille comprendre la psychologie politico-historique des Russes pour faire la paix avec eux est indéniable. On aimerait toutefois les voir aussi compréhensifs envers les Baltes ou les Polonais qui ont subi la domination russe et qui ne se sont pas joints à l’OTAN pour encercler la Russie mais pour se protéger d’elle.

Ce n’est pas pour servir de tête de pont à une invasion occidentale de la Russie que les pays autrefois soumis au pacte de Varsovie ont tout fait pour rejoindre la protection américaine mais pour garantir leur souveraineté et leur intégrité territoriale. C’est le réalisme des petites nations.

Il n’est pas interdit non plus de comprendre les Ukrainiens, qui se sont crus dans une situation analogue, même si les Occidentaux, par souci d’équilibre, n’avaient pas intérêt à répondre à cette aspiration.

Aujourd’hui l’Ukraine, pour préserver et restaurer sa souveraineté, fait tout pour mondialiser la guerre qu’elle subit, ce qui serait une catastrophe pour l’humanité. On y verra, pour utiliser un terme dont on abuse, une autre manifestation du tragique dans l’histoire. Nous avons besoin d’hommes politiques capables de voir le monde dans cette perspective, en se tenant loin tout à la foi du pur cynisme et de la chimère de la paix perpétuelle. (Le Figaro, 1er/ 2 octobre 2022).