Le monde des carnivores et des herbivores

Yves Beigbeder

Décembre 2022

Ce n’est pas encore l’heure des bilans de l’année, mais on s’en rapproche et la métaphore qui vient à l’esprit est animalière : les prédateurs sont sortis de l’enclos. A dire vrai, ce n’est pas totalement nouveau. En 2018, le social-démocrate allemand Sigmar Gabriel, alors ministre des Affaires étrangères, déplorait déjà que, dans un monde rempli de carnivores, les herbivores, parmi lesquels se comptaient les Européens, n’avaient pas la vie facile.

Il n’était pas le seul. Un an plus tard, l’ancien conservateur américain, Robert Katan a publié un livre contre le retour de la « jungle ». Un monde dans lequel les Etats-Unis renonceraient à leur responsabilité de métronome impartial, expliquait-il, tournerait mal, y compris pour leurs intérêts.

« L’Amérique d’abord », alors martelé par Donald Trump était une garantie de succès d’estrade, mais certainement pas une vision de long terme compte tenu de l’enchevêtrement des crimes sanitaires, économiques ou climatiques. Ces dernières ont toutes la mauvaise idée d’être totalement indifférentes aux frontières. Leur réponse suppose idéalement un ordre international malheureusement battu en brèche de toutes parts.

Du retour de la guerre sur le continent européen en février 2014 à la compétition entre grandes puissances, tout va en effet de mal en pis.

Au sommet du G20 à Bali en novembre, le président français Emmanuel Macron y est allé aussi de son allégorie animalière pour décrire l’affrontement entre la Chine et les Etats-Unis, assimilés à « deux éléphants très agités ; s’ils se mettent à se battre, c’est toute la jungle qui va en souffrir » avait-il assuré, plaidant pour une force d’interposition des autres animaux.

Pour les végétariens, plus attachés aux normes et aux règles qu’à la force, l’invasion brutale de l’Ukraine a illustré de manière implacable l’inéluctabilité du retour des grands carnassiers et d’une grammaire qui ne s’embarrasse pas de subtilités. Dans cette dernière, les abréviations ne renvoient plus à des forums complexes ou à des formats de négociation subtils, mais plus prosaïquement à des types d’armement et de calibre.

Sous l’effet de ce retour, les mécanismes de l’ordre international de naguère, souvent dysfonctionnel, tournent dans le vide sans que rien n’émerge. Il ne reste ainsi pas grand-chose du groupe des BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine et Afrique du Sud) qui rassemblait, il y a plus d’une décennie, des puissances ambitieuses, conjuguant forte croissance économique et velléités géopolitiques.

La prodigieuse accélération chinoise a laissé sur place tous ses autres partenaires, dont le « tigre » indien, encore ronronnant, le Brésil a stagné comme l’Afrique du Sud. Et la Russie rétrograde désormais à grande vitesse. Ils ne se sont guère rassemblés que par l’autoritarisme ou sa tentation, et encore, puisque l’Afrique du Sud y résiste et qu’il vient de refluer au Brésil. Un autre groupe de pays, les MINT, rassemblant le Mexique, l’Indonésie, le Nigéria et la Turquie a expérimenté le même inaboutissement.

Pour la majorité de ces pays, l’heure est plutôt à un non-alignement à géométrie variable et à un opportunisme débridé que revendiquent à la perfection Recep Tayyp Erdogan en Turquie, et Narendra Modi en Inde. Ces deux personnalités charismatiques ont pour point commun de ne pas s’embarrasser de principes. Ils ne reculent guère devant les outrances pour flatter chez eux le nationalisme et voient surtout dans la lente désintégration en cours des occasions de promouvoir leurs intérêts.

Mue inachevée

A leurs yeux, les contraintes prévues autrefois par les structures internationales et les alliances ne jouent plus guère. Erdogan se sert de la place de son pays au sein de l’OTAN comme d’un levier tout en se forgeant une image de médiateur dans le conflit ukrainien, sur laquelle il espère capitaliser à la veille d’une élection présidentielle délicate.

Narendra Modi qui vient d’annuler une rencontre bilatérale avec Vladimir Poutine manifestement pour exprimer son mécontentement face à une guerre en Ukraine qui s’enlise, il additionne les participations dans les instances régionales. De l’Organisation de coopération de Shangaï, héritée de la doctrine Primakov d’ouverture de la Russie à l’Asie et désormais dominée par Pékin, au dialogue quadrilatéral pour la sécurité, conçu initialement pour contrebalancer l’influence croissante de la Chine et sur lequel les Etats-Unis s’appuient désormais, avec l’Australie et le Japon.

Dans cette ère de darwinisme géopolitique, les Européens n’ont d’autre choix que de s’adapter pour ne pas disparaître.

La transformation est en cours en matière de défense. Un secrétaire à la défense des Etats-Unis n’aura plus à sommer ses partenaires européens d’y consacrer une plus grande part de leur produit intérieur brut. Le président russe, Vladimir Poutine s’est involontairement montré le plus grand pédagogue : l’UE et l’OTAN se sont renforcées et élargies, et leur soutien politique et militaire à l’Ukraine s’est affirmé.

Mais cette mue reste inachevée en matière commerciale, compte tenu de l’attachement nostalgique des Européens aux règles d’une Organisation mondiale du commerce devenue fantomatique au même titre que les Nations Unies, dont un membre permanent du Conseil de Sécurité de l’ONU a violé la Charte en agressant militairement un pays indépendant, l’Ukraine.

Dès lors qu’un autre fondateur des Nations Unies, les Etats-Unis, également membre permanent du Conseil de sécurité, se montrent protectionnistes et affirment une forme de dirigisme économique, copié sur celui de la Chine, l’UE doit réagir en conséquence. (Adapté du Monde, 15 décembre 2022).