Yves Beigbeder

Avril 2022

L’Etat fait la guerre et la guerre fait l’Etat. L’agression russe contre l’Ukraine démontre une fois de plus la pertinence de l’équation du sociologue américain Charles Tilly. La guerre bouleverse l’environnement, refaçonne les mentalités et transforme les nations. C’est le cas des belligérants russes et ukrainiens qui, depuis l’invasion, ont changé de paradigme, les premiers passant de la fédération à l’empire, et les seconds de la nation à l’Etat. En parallèle, la catastrophe qui se joue actuellement au cœur de l’Europe confirme la réémergence d’un type de guerre que l’on croyait révolu : la guerre néo-impériale.

Ce retour de la guerre impérialiste, qui pointait déjà sous les labels de « guerre hybride », « guerre invisible » ou « guerre d’influence » traduit l’ambition de puissances émergentes comme la Russie, la Chine et la Turquie de favoriser une nouvelle architecture des relations internationales. Héritiers de vieux empires qui, à leur apogée, ont couvert une bonne partie du globe russes, Chinois et turcs réactualisent la guerre pour le contrôle de territoires. Ils profitent du reflux des puissances occidentales dans le monde pour exprimer leurs ambitions néo-impériales, comme si ce modèle de domination pouvait se substituer à l’Etat nation en crise.

A l’image des voisins de Moscou, l’Ukraine joue depuis la chute de l’URSS son avenir en tant qu’Etat dans l’affrontement de deux processus de souveraineté. D’une part, une souveraineté « ukrainienne » dans le prolongement de la Russie, où la logique du régime soumis à Moscou l’emporte sur l’idée d’Etat. L’Ukraine serait alors au pire, une colonie russe, au mieux un Etat satellite. D’autre part, une véritable souveraineté ukrainienne, autonome de la Russie qui vise à distinguer le destin du pays de celui de la Russie. La logique de l’Etat indépendant l’emportant sur le régime. C’est ce qui sépare l’Ukraine de l’ancien président russophile Viktor Ianoukovitch de l’actuel président Volodymyr Zelensky. L’issue de la guerre en Ukraine dira lequel des deux modèles l’emportera : la souveraineté limitée ou la souveraineté réelle ?

A Moscou, la notion d’Etat est là aussi ambigüe, car la Russie n’a pas d’expérience du statut d’Etat nation au sens européen du terme. Elle ne connait que celui d’empire qui, par définition n’a pas de frontière mais seulement des fronts. Qui dit Etat nation dit démocratisation du pouvoir. Or, la Russie n’a jamais été une démocratie. Cette perspective n’a jamais pris racine qu’après des échecs militaires : la défaite russe lors de la guerre de Crimée en 1856 a ouvert la voie aux réformes du tsar Alexandre II (1818-1880) ; la défaite russe lors de la guerre contre le Japon, en 1905 a débouché sur la création de la Douma, la chambre basse du Parlement russe et la libéralisation du régime tsariste de Nicolas II (1868-1918), enfin la défaite soviétique lors de la guerre froide en 1991 a accouché de la Russie de Boris Yeltsin, tentée par la démocratisation sur fond de chaos général. En dehors de ces trois moments de la déroute, la démocratie n’a jamais pris racine dans cette Russie, qui, quel que soit le régime, tsariste, soviétique ou fédéral, reste fidèle à son mémoriel impérial.

Démocratiser les souverainetés

De la Géorgie au Kazakhstan, de l’Arménie à la Biélorussie et de l’Ukraine à la Moldavie, la Russie ronge ces « souverainetés » voisines, défigure les sociétés au point de transformer ces Etats proches en véritables « gueules cassées » de l’espace post-soviétique quand ils n’obéissent pas au diktat du président Vladimir Poutine. Ce crédo néo-impérial repose sur des organisations régionales comme la Communauté des Etats indépendants (CEI), l’Union économique eurasienne (UEE), l’organisation du traité de sécurité collective (OTSC), coquilles vides qui répondent exclusivement aux intérêts de Moscou lorsqu’ils sont menacés.

Et pour cause, la Russie n’a pas d’alliés, seulement des vassaux. Son ambition néo-impérialiste s’appuie sur des partenariats avec d’autres puissances émergentes, comme la Chine et la Turquie. Elle est destinée à « désoccidentaliser » les souverainetés qui s’expriment dans les ex-républiques périphériques de l’URSS situées en Europe centrale et orientale. Celles-ci, à l’exception d’éphémères indépendances, entre deux guerres qui leur ont juste laissé » le temps de se doter d’un hymne, d’un drapeau et d’armoiries nationales n’ont connu que le confinement tsariste ou soviétique comme mode de développement.

« L’effondrement de l’URSS aura été la plus grande catastrophe géopolitique du XXe siècle », aime répéter Vladimir Poutine qui, à la tête de la Russie depuis 2000, a imposé aux Russes quinze années de guerres (Tchétchénie, Géorgie, Crimée, Syrie, Ukraine, sur 22 ans de règne) ! En 1922, le jeune pouvoir bolchévique donnait naissance à l’Union soviétique, ce que Vladimir Poutine appelle « la Russie historique ». Un siècle plus tard, le même Poutine s’en remet à la guerre néo-impériale pour asseoir sa tyrannie ; humilier ses voisins et restaurer le statut de puissance de l’URSS, cherchant de fait à désavouer l’historien Jean-Baptiste Duroselle, auteur du livre référence « Tout empire périra » (1981, Ed de la Sorbonne).

Il incombe aux Russes, aux autres peuples soviétiques mais aussi à l’Occident d’éviter que le président à vie Poutine puisse dire un jour : « tout empire renaîtra ». Faute de quoi, le président russe pourrait inspirer d’autres leaders d’anciens empires, en Chine, et en Turquie par exemple, potentiellement tentés par la voie néo-impériale (Le Monde, 22 mars).