
Yves Beigbeder
Mars 2022
L’Union européenne espérait pouvoir échapper au retour des passions, nationalistes, religieuses, mais la guerre est à ses frontières. Les Européens avaient un rêve : échapper au tragique de l’histoire, chasser la guerre de leur horizon.
Avec l’intégration européenne, ils avaient prouvé au monde extérieur que le Vieux Continent ne réglait plus ses conflits par les armes mais par le droit. Autour d’eux, ils rayonneraient de la même façon, par l’exemple et la norme. Même s’il y avait eu l’avertissement des Balkans, la guerre, pensait-on, resterait cantonnée à de lointains théâtres, de la Tchétchénie à la Syrie « chez les Barbares ».
Pour le reste, on pouvait s’isoler, se protéger, ignorer les tumultes de la planète et, à l’ombre du parapluie américain, se consacrer aux affaires sérieuses : le développement économique, être une grande Suisse. Telle était, selon l’expression d’Hubert Védrine, ancien ministre des Affaires étrangères français, l’ambition non avouée mais largement partagée des opinions européennes. Et pourquoi pas ?
Ce que les européens avaient réussi, à ce jour, plus de 70 années de paix, et qui était chez eux sans précédent, la mondialisation économique allait d’ailleurs l’élargir au vaste monde.
Par la grâce combinée de la technologie et de la globalisation des échanges, l’interdépendance économique et financière entre les nations allait, un jour ou l’autre, bannir le recours à la guerre. Le « doux commerce » cher à Montesquieu, en garantie de la paix.
Les Allemands en rêvaient, justement : la rationalité économique était de leur côté. La guerre entre la Russie et ce voisin qu’est l’Ukraine, la guerre aux portes de l’Union européenne ? Vous n’y pensez pas !
Refrain volontiers entendu à Paris à la mi-février encore : la guerre n’aurait pas lieu car elle ne serait pas « dans l’intérêt de Vladimir Poutine ». Mais le dirigeant russe se moque bien de ruiner ses compatriotes. Le sort des villes Ukrainiennes, cette « nation sœur » qui, selon lui, ne ferait qu’une avec la Russie, lui est indifférent. Aucune raison de sécurité n’explique « sa » guerre et aucune considération économique n’est venue inhiber sa décision d’envahir
l’Ukraine. Poutine satisfait ses pulsions impérialistes pour recréer l’empire russe.
L’Union européenne espérait pouvoir échapper au retour des passions nationalistes, religieuses et autres, ou s’en protéger. Mais la géographie commande et la guerre est à ses frontières. Quatre des membres de l’UE sont en bordure de l’Ukraine : la Pologne, la Slovaquie, la Hongrie, la Roumanie. Ces pays sont en première ligne, bientôt, les réfugiés ukrainiens seront plusieurs millions, comme les réfugiés syriens en Turquie, au Liban et en Jordanie.
A ce moment de l’histoire contemporaine où l’Occident n’a plus le monopole de la force et où les États-Unis se dégagent du théâtre européen, l’UE doit parler le langage de la puissance. L’exercice lui est largement étranger. Bruxelles aime les rapports économiques, pas les rapports de force. Les Français ont longtemps été seuls à réclamer une politique européenne de défense. Ils ont admis qu’elle s’insérerait dans le cadre de l’OTAN, l’alliance
politico-militaire-transatlantique.
Sans doute a-t-il fallu l’agression contre l’Ukraine pour que le concept de « souveraineté stratégique » cher à Emmanuel Macron finisse par franchir les portes de l’Union Européenne.
Poutine a enterré l’illusion de la « Grande Suisse » pour le moment. L’UE affiche le début d’une présence stratégique. Elle a pris des sanctions sans précédent contre la Russie, la Suisse a suivi Bruxelles dans cette affaire.
Les sanctions n’arrêteront sans doute pas cette guerre. Mais elles finiront par diminuer les moyens dont dispose le Kremlin pour entretenir le revanchisme belliqueux de son chef.
L’UE a été plus loin. Elle finance des livraisons d’armes à l’Ukraine, y compris de missiles anti-aériens. Bruxelles a établi un fonds de 500 millions d’euros à cette fin. Il s’agit d’une aide estampillée « Union Européenne ». IL faut mesurer la part du revirement allemand – radical dans le virage ainsi pris par l’UE. On passe de l’aide humanitaire à l’assistance militaire, ce qui nous rapproche d’une forme de cobelligérance, quoiqu’en disent les Européens.
Faute d’une solution négociée, dont on ne voit pas le début du contour, la Russie finira peut-être par occuper ou annexer l’Ukraine qu’elle soumettra à une répression de type stalinien. La résistance ukrainienne se battra, et plus ou moins clandestinement, elle aura des points d’appui sur le territoire de l’UE. L’Europe devra se familiariser avec une perspective qu’elle pensait pouvoir oublier : la guerre dans son étranger proche (inspiré du Le Monde 13 Mars 2022).